En ce moment au Québec se déroule un débat quant à la présence et le rôle d’Uber, la fameuse compagnie californienne qui veut « révolutionner » l’industrie du taxi partout où l’on veut bien la laisser faire. On le traite de manière isolée, comme si ce n’est pas symptomatique d’une nouvelle industrie qui s’est développée au détriment d’industries locales et de proximité. Que ce soit Airbnb, Amazon ou Apple, l’objectif est le même, prendre des parts de marchés dites locales et de les intégrer à un marché global. Le système n’est pas nouveau, le concept des franchises fonctionne avec la même philosophie, mais au moins dans leur cas, une partie des leurs revenus finit éventuellement par échoir localement, que ce soit en taxes, impôts ou dans les entreprises connexes locales. Ce n’est pas le scénario idéal, mais c’est mieux que rien.
Là où Uber et les autres diffèrent, c’est justement par cette absence de lien réciproque avec les marchés qu’ils exploitent. Ils prennent l’argent qu’ils ont à prendre et vont l’investir ailleurs. Rien ou presque ne revient dans le milieu qu’ils pillent. Parce que c’est de ça qu’il est question, un pillage. On peut se moquer de la disparition du club vidéo du quartier, très populaire il n’y a pas si longtemps, mais qui est rapidement tombé en désuétude sous les assauts du streaming et plus particulièrement de Netflix. Et on se l’avoue, la promesse d’une bibliothèque infinie de films au bout du clic, c’est tentant pas mal. Sauf qu’au niveau économique, on y perd. Parce que Netflix, même si elle est imposée et doit payer certaines licences, ne verse pas le même argent dans le système. Système qui doit alors payer plus pour demeurer au même niveau, mais qui plus souvent qu’autrement coupe où c’est possible pour s’adapter aux nouvelles conditions. Avec les fermetures, pertes d’emplois et de revenus que cela suppose. Prenez cette réalité et adaptez-la à n’importe quelle entreprise en compétition avec un service web équivalent, Amazon, Apple, Spotify, etc. Ça commence à faire peur.
Les entreprises de communication canadiennes comme Vidéotron, Telus ou autres réussissent à profiter de ce nouvel ordre mondial, mais le problème demeure entier, car ce n’est pas des commerces de proximité et qu’encore une fois, les sommes perçus en taxes ou autres, sont loin d’égaler celles encore en cours jusqu’à tout récemment et ne se retrouvent pas nécessairement dans les mêmes poches qu’avant. Et c’est sans évoquer le débat sur les redevances sur les produits culturels dématérialisés qui met en cause la responsabilité de ces derniers. Et n’abordons pas le cas des appareils qui desservent cette technologie, on est encore moins bien servi.
On a fait grand cas dans certaines sphères de la disparition des sièges sociaux et avec raison. Mais il faut aussi adresser la question de la fuite des capitaux que provoquent la libéralisation des marchés et la dématérialisation du commerce. Peu évoqué dans le débat provoqué par Uber, c’est surtout de ça qu’il est question pourtant. Les chauffeurs de taxis sont chanceux dans le fond, ils rapportent encore assez d’argent à l’État pour que celui-ci agisse et force ce concurrent déloyal à suivre les règles établies. Mais qu’en est-il des autres domaines ? L’hôtellerie face à Airbnb et son réseau de fins finauds qui se font construire des condos pour inonder le marché et faire concurrence à des institutions qui doivent réussir à survivre avec des charges autrement plus lourdes. Et les industries culturelles, comme la musique, première victime de l’assaut des technos et qui a du se plier aux réalités imposées par ceux qui pourtant ont besoin de ce contenu pour exister. On peut dire merci à Napster et autres Pirate Bay d’avoir bien dévalué le contenu en amont du torrent et forcer ceux qui le produise à finalement accepter l’inacceptable et troquer une juste rémunération pour des marques d’affection. Mais vu que l’amour ça ne paie pas le loyer, tout l’écosystème qui rendait possible la production de ces contenus s’est retrouvé sous les assauts d’un bulldozer et de grands pans de cette industrie sont disparus, sans illusion de retour comme dans le cas du vinyle. Même marginales, les sommes qui revenaient dans nos poches étaient un investissement dans notre culture. Maintenant que ces sommes ne reviennent plus, qui investira dans notre culture ? L’État fait sa part, mais ce ne sera jamais assez pour résorber le vide que cette situation a créé, ni même ralentir sa progression, jusqu’à ce qu’il ne reste que ça, du vide.
Il est indéniable que le progrès engendré par le web surpasse de beaucoup les inconvénients. Mais ce qui était à la base une promesse de liberté devient de plus en plus contrôlé et tarifé. Par ceux-là même à qui le web était censé reprendre le pouvoir. Et à moins d’une nouvelle révolution du même ordre, ce n’est pas près de s’améliorer. Il est de bon ton en ce moment d’être pro-techno, c’est le progrès, l’avenir, le monde de demain. Sauf qu’il faut quand même s’interroger sur ces innovations, leurs conséquences à long terme et ajuster au besoin nos lois et règlements pour que ce progrès soit bénéfique à l’ensemble et non seulement pour le compte en banque de ceux qui ont le contrôle de ces innovations. Progrès oui, mais pas à n’importe quel prix.
Beaucoup rêvent encore d’être les prochains Twitter, à se faire acheter pour des milliards et de faire le party avec Kanye pis Guy Laliberté. Et on les encourage. C’est le nouvel El Dorado. Tant au privé qu’au public, on y croit et on y investit. C’est pour eux la façon de faire sa place dans le monde numérique. Peut-être. Mais j’en doute. Tant que la machine ne nous appartiendra pas, nous en serons toujours les vassaux, ses serviteurs. Ses clients. Du moins, tant qu’on aura de l’argent à mettre dedans.
La mondialisation est venue fragiliser les communautés pour servir les intérêts des grandes corporations. Ses effets, crises économiques, pollutions, inégalités sociales exacerbés n’iront qu’en s’aggravant. Le Canada et le Québec ont réussi à s’en tirer plus ou moins bien, malgré une dépendance inconfortable aux ressources naturelles et ses fluctuations boursières. Parce qu’ils ont pu compter sur des lois qui déplaisent aux intérêts des multinationales, mais qui ont su préserver des marchés importants pour l’économie locale. Mais comme dans tout, ces acquis sont perpétuellement attaqués et des brèches apparaissent dans le Bouclier canadien. Advenant la ratification de l’accord Trans-Pacifique par exemple, c’est tout un pan de notre économie qui sera avalé par les corporations et le Canada ne pourra compter que sur ses ressources naturelles, limitées malgré l’impression qu’on nous en donne, pour se maintenir dans le peloton des nations modernes. Bel avenir en perspective…
Mais comme le web nous permet encore de rêver, pourquoi ne pas l’investir ? Pas juste y investir, mais y prendre aussi sa place. Y faire son territoire. Et servir notre communauté avec les outils que le web nous offre. S’assurer que lorsqu’on sort dehors, il n’y a pas juste des restos pis des condos. C’est faux de croire que le web c’est sans frontière. Netflix est régi (thank God) par le CRTC et doit se conformer pour pouvoir diffuser ici. Tout comme la plupart des diffuseurs de contenus qui utilisent nos réseaux pour distribuer ce qu’ils veulent bien adapter à ces critères. Il est possible d’utiliser ces outils à notre avantage et de modeler cet univers à nos besoins et attentes. C’est même ce qui devrait être une priorité nationale. Ce n’est pas quand les multinationales auront pris toute la place et fait tomber toutes les restrictions qu’il faudra agir. Si on a une chance de stopper ce glissement de terrain, c’est maintenant.
Espérons que les consultations présentement menées par les instances gouvernementales concernées arrivent au même constat, ou qu’on prouve d’une façon ou d’une autre que j’ai tort et que l’avenir est rose avec des brillants pour les différentes communautés qui dépendent du commerce pour survivre. Parce que peu importe comment on voit ça, le web est là pour rester et si on veut continuer à progresser, faut y être. À nous de choisir si on veut être visiteurs ou administrateurs. Propriétaires ou locataires. Vendeurs ou clients.

Patrice Caron
Fondateur