sinerismes

Sinerisme, le premier album des Sinners est un exemple de calibre international de psychédélisme précoce. Il s’agit, au Québec, d’un jalon dans l’histoire de l’underground. Sur ce 33 tours, le punk local pousse son premier cri, sous sa forme garage primitive. Enregistrées il y a 50 ans, en 1966, les pièces regroupées là-dessus n’étaient pas destinées à se retrouver sur un disque. Ce n’est qu’un an ou plus après leur enregistrement qu’elles ont été placées sur un long-jeu qui aurait pu ne jamais être. Et depuis, les collectionneurs de garage punk de ce monde s’arrachent le record.

 

 

« Notre deuxième album est sorti avant notre premier album, si vous me suivez. C’est-à-dire que les chansons qui se trouvent sur l’album Rusticana qui s’appelle Sinerisme étaient composées de pistes très « exploratives » qu’on avait faites dans les premiers ébats qu’on avait eu en studio, où les gens avaient peur pour leurs hauts-parleurs parce qu’on avait un fuzztone et ils pensaient que leurs speakers étaient pétés, mais non… c’était juste nous qui étions pétés. » -Charles Prévost-Linton

 

8. Les Sinners, première mouture

Les Sinners, première mouture À gauche, en haut, Georges Marchand, À gauche, en bas, Louis Parizeau, Au centre, Jay Boivin, À droite, en haut, Charles Prévost-Linton, À droite, en bas, François Guy

La lame de rasoir et le bonbon

En 1964, la Beatlemanie déferle sur l’Amérique, amenant avec elle une épidémie d’émules du Fab Four, à commencer par Les Baronets et Les Classels, notamment. En 1965, Do Wha Diddy, Douliou Douliou St-Tropez et Splish Splash trônent au sommet des palmarès. Le yéyé, réponse francophone à l’invasion britannique, est à son pinacle.   La brève fenêtre au cours de laquelle les groupes se sont costumés est ouverte à tout vent.

Pendant que tout le monde danse le go-go, Keith Richards branche une pédale Maestro FZ-1 Fuzz-Tone dans son amplificateur et enregistre le riff mortel/immortel de (I can’t get no) Satisfaction. En mai 1965, la chanson connaît une popularité fulgurante. Le fuzz vient de faire sa première apparition à large échelle. Les  pédales qui produisent cet effet trouvent des milliers de nouveaux preneurs.

Au cours de l’été qui suit Satisfaction, une bande de jeunes « bums de bonne famille » se regroupe à Outremont sous le nom The Silver Spiders.

L’organiste Maurice Boivin a laissé plusieurs disques pour la postérité. Mais sa plus grande contribution à l’histoire de la musique québécoise aura probablement été d’avoir aidé à ouvrir les horizons musicaux de son fils Gilles, dit Jay Boivin, avec sa boutique d’instruments.

Les cheveux blonds, le toupet sur les yeux, Gilles «Jay» Boivin avait des allures de Brian Jones. Guitariste soliste, c’est lui qui donne le son grinçant aux premières chansons du groupe qui devient ensuite Les Sinners.

« On était à l’affût de tout ce qui se passait, affirme Prévost-Linton. Il se passait déjà des choses au niveau d’un son un peu plus éclaté. Dès qu’on a compris qu’il y avait une petite boîte avec un bouton dessus… tu pesais dessus et ça changeait le son de ta guitare western en un son totalement pété qui arrachait les oreilles, on s’est dit : c’est merveilleux, graillons nous de ça, c’est ce que ça nous prend. Musicalement, on était déjà un grand pas d’avance sur l’industrie qui était encore très bonbon. »

Louis Parizeau is a punk

Sinners 4Cette industrie musicale propre et naïve n’avait pas vu venir Louis Parizeau, batteur, celui qui donne vraiment vie aux Sinners, celui qui fait que le coeur du groupe se débat au rythme de folies, de frasques et d’une marginalité assumée. Parizeau n’a d’yeux que pour Keith Moon de The Who. Lui aussi veut faire exploser sa batterie. Et la gueule que Parizeau veut donner à son groupe, ce n’est pas celle des Beatles avec leurs habits au col Mao. Non. C’est l’air bête des Stones. Le défi dans le regard. L’ombre sur le visage. Le contraste d’une jeunesse yéyé dans une modernité naissante, de la couleur qui apparaît dans les téléviseurs, de la naïveté et des mini-jupes versus un esprit de révolte, un désir d’affirmation profond. I don’t know what I want, but I know how to get it. Louis Parizeau est un punk. C’est lui l’âme des Sinners. C’est lui qui convainc son cousin François Guy d’embarquer dans l’aventure.  Guy arrive avec son ami Charles Prévost-Linton (basse). Ce duo composera l’essentiel des chansons des Sinners. Avec son audace, Parizeau pousse pour que les choses se passent.

« Je ne me souviens plus exactement de la circonstance. On cherchait. On veut enregistrer. Qu’est-ce qu’on fait? À qui on s’adresse? Louis Parizeau, qui était d’emblée le moteur du groupe, celui qui avait donné le caractère totalement pété aux Sinners, iconoclaste, anti-establishment, c’était l’énergie de Louis Parizeau qui a créé Les Sinners. Il a créé des contacts, il a rejoint des gens… Roger Miron », raconte le bassiste.

Chanteur western responsable du succès À qui le p’tit coeur après 9 heures, pionnier de l’industrie musicale canadienne française, Roger Miron a donné leur chance à des dizaines et des dizaines d’artistes, sur ses différentes étiquettes, dont Rusticana. Mais ceux-ci vont pousser leur luck.

« Par un hasard, à travers Louis et un comparse qui s’appelait Jean Massu, qui était un grand copain de Louis qui avait notre âge et qui est devenu notre gérant, notre agent de publicité, notre promoteur, le Brian Epstein des Sinners, on a eu l’occasion d’aller en studio, un studio qui s’appelait Stereo Sound, qui était dans un building sur Côte-des-Neiges […] On s’est mis à faire de l’expérimentation en studio », continue Charles Prévost-Linton.

Nuits blanches à Stereo Sound

Rue Côte-des-Neiges, l’heure bleue. Une bande d’ados aux cheveux longs sortent d’un petit restaurant de quartier si familial qu’il ne porte même pas de nom. Un delicatessen à l’ancienne parmi tant d’autres. Ils prennent les marches qui mènent au sous-sol.

Au bas des marches, un grand espace vide. Sur un mur, une botte de foin. Plus loin, une autre. Encore plus loin, une pile de bottes de foin. Pas qu’on voulait créer une ambiance western. Non. Au studio Stereo Sound, les bottes de foin servaient à isoler l’endroit. Les musiciens pouvaient jeter leur dévolu sur leurs instruments sans se soucier de déranger les clients du restaurant, au rez-de-chaussée.

Les Sinners ont la nuit devant eux. Ils n’ont aucunement l’intention d’enregistrer un tube. À vrai dire, la seule intention qu’ils ont, c’est de coucher sur bande des idées qu’ils ont développées lors de leurs pratiques dans le quartier Outremont, au sous-sol de la buanderie dont la mère de Louis Parizeau était propriétaire.

De ces sessions d’enregistrements, les musiciens n’ont que peu de souvenirs concrets. Roger Miron ne s’y est jamais présenté, bien qu’il payait pour ce temps de studio. Gaetan Desbiens, ingénieur de son, s’est prêté au jeu, de longues heures durant.

Le résultat : La 3e fuite de Mohamed «Z» Ali, Sinerismes, Cleopatra, Sour as a sidewalk, Candid Colour Countdown et Nice Try. Six pièces enregistrées de nuit. Six pièces créées dans le même esprit dérangé, distortionné, criard, avant-gardiste… Six pièces de garage punk puissant.

« Il pourra marcher sur son nuage de fumée »

sinners 55rrSinerisme, comme un statement, lance le bal. Une introduction de guitare avec une touche classique et puis un rythme garage. « Pourquoi, dites-moi, pourquoi ai-je peur de tous ces yeux que je vois dans le noir, c’est marrant. J’ai peur de tous ces yeux que je vois. Je sens ces yeux me fixant, ces yeux, me figeant, ces yeux, qui me voient. » 20 eyes in my head.

Candid colour countdown, suit. Des vocalises d’influence moyen-orientale à la raï, un fuzz rasoir et un rythme blues lourd. Des paroles anglophones fortement psychédéliques. C’est en fait La 1ère fuite de Mohamed « Z » Ali. La trame musicale semble exactement la même que la 3e fuite.

Sour as a sidewalk est aussi noyée dans le fuzz, mais est plutôt menée par un rythmn and blues à l’orgue électrique. Les « harmonies » vocales en arrière plan, qui semblent tirée d’un dessin-animé sur le LSD, donnent un fini délirant à la pièce.

La 3e fuite de Mohamed « Z » Ali ouvre la face B avec fracas. La musique est la même que sur Candid Colour Countdown, mais les paroles francophones frappent : « Lorsqu’il s’envole vers son beau pays et qu’il survole son paradis / Il pourra marcher sur son nuage de fumée, c’est la 3e fuite de Mohamed Ali. »

Nice Try suit. Un chef d’oeuvre de garage. Une suite de deux accords fuzzés au possible, des paroles styles « put down song » avec une attitude et une livraison définitivement punk. Un hymne de garage québécois. Les Breastfeeders la reprennent des années plus tard.

Cleopatra est peut-être la plus démente et déstabilisante des pièces de l’album. Est-ce la première fois que quelqu’un crie de la sorte de l’histoire de la musique au Québec?  Ces aboiements sont dérangés. Il n’y a à peu près pas d’explication pour ça! Le fuzz est déchirant et les changements de rythmes imprévisibles.

Probablement influencés par la passion de Parizeau pour The Who, Les Sinners enregistrent également une reprise de La La Lies des Who qui devient L’herbe est verte, mais je suis las. Le titre demeure dans le ton.

La toute première pièce composée par Les Sinners et lancée sur 45 tours, Elle est revenue, a probablement été enregistrée lors de sessions préalables. Les pièces Le souvenir et Hymne à Zoé s’ajoutent aussi au répertoire et tempèrent la sauvagerie des autres pièces.

Le guitariste Ricky Johnson s’est joint aux Sinners quelque part au cours de ces sessions d’enregistrements, mais il est impossible de dire, à ce moment-ci, sur quelles pièces il apparaît exactement.

Trois 45 tours regroupant certaines de ces pièces sont lancés en 1966 : Elle est revenue / Le souvenir, Hymne à Zoé / Sinerisme et La 3e fuite de Mohamed « Z » Ali / L’herbe est verte, mais je suis las. Aucun résultat. Les disques ne vendent pas. Ou presque pas. Les bandes des enregistrements sont remisées sur les tablettes de Roger Miron. Les Sinners se magasinent une nouvelle étiquette et s’entendent avec Yvan Dufresne de Jupiter.

Succès et exploitation

9. Les Sinners, Seconde mouture

Les Sinners, Seconde mouture

Le 13 février 1967, The Beatles mettent sur le marché le simple de leur chanson Penny Lane. Avec la rapidité de l’éclair, l’arrangeur et réalisateur Pierre Nolès en concocte une version que Jupiter demande aux Sinners d’enregistrer. Pour la première fois, ils sont accompagnés d’un orchestre digne de ce nom. Cuivres et corde, monsieur. Sur la face B, Les grèves d’aujourd’hui, une composition originale, est dans le même ton garage punk que les enregistrements nocturnes précédents.

Cette fois, le succès est au rendez-vous. Les Sinners se hissent au sommet de plusieurs palmarès avec leur reprise de Penny Lane, rivalisant carrément avec l’originale dans plusieurs stations de radio. Une autre version suit en 45 tours : Don’t go out into the rain d’Herman’s Hermits, qui devient Ne reste pas sous la pluie. C’est un autre succès, mais c’est la dernière fois que Les Sinners se prêteront au jeu de la reprise de l’industrie. Les ventes de ces 45 tours justifient pour Jupiter l’initiative de mettre sur le marché un album complet des Sinners, qui sera intitulé Sinnerismes. C’est la première fois que des pièces du groupe paraissent sur un 33 tours.

Devant ce succès, Roger Miron de Rusticana flaire la bonne affaire. De sa propre initiative, et sans vraiment s’entendre avec le groupe semble-t-il, il regroupe les enregistrements nocturnes des Sinners qu’il a récoltés quelques mois auparavant et les fait graver sur un album qu’il intitule Sinerismes, presque exactement comme l’album paru chez Jupiter, moins un « n ». Cette faute de frappe évidente met en lumière l’empressement désintéressé du contenu musical avec lequel les premiers enregistrements des Sinners ont été mis sur le marché par Miron, en 1967.

L’histoire démontrera que Miron ne sera pas le seul à éditer l’album de manière plus ou moins légale. Avec le revival garage des années 80, de nombreux disques oubliés font leur apparition sur le radar des collectionneurs du style. Les copies originales de Sinerismes se vendent à des prix de plus en plus élevés. Une première réédition paraît en Italie en 1989. Une réédition pirate canadienne circule en 2008 avant que la maison Hungry for vinyl n’en fasse une digne de ce nom.

Sinnerismes dodécaphonistes

Bien que ces enregistrements soient parus quelques mois après leur création, en 1967, ils détonnaient encore énormément dans le paysage québécois. Ils étaient toujours d’avant-garde. Au milieu de cette période où le développement de la musique se faisait à vitesse grand V, alors que les groupes rivalisaient d’innovations musicales sur une base quasi-hebdomadaire, ces enregistrements regroupés sur l’album Rusticana des Sinners démontrent hors de tout doute que Parizeau, Guy, Prévost-Linton et Boivin étaient en avance sur leur temps. En 1966, ils ont préfiguré le mouvement psychédélique québécois et l’arrivée des « freaks out » de Charlebois – qui va s’imposer en 1968 – ainsi que donné naissance à un courant punk, une attitude anti-conformiste, une musique explosive, dangereuse et extrêmement audacieuse.

« Il s’est passé en musique populaire un phénomène qui ressemble beaucoup à ce qui s’est passé dans la musique classique, à l’époque où le dodécaphonisme est arrivé, la musique contemporaine, c’est-à-dire où il fallait, pour établir un nouveau discours musical, rompre avec le passé et renier le passé parce que toutes les structures du passé, les structures sont des « strictures » qui nous condensent, qui nous emboîtent dans une harmonie. La dodécaphonie, c’est qu’il n’y a pas de tonalité. On ne sait pas dans quel ton musical on est. On évite d’imposer, à celui qui écoute, une tonalité, ce qui permet une grande liberté au niveau de l’expression musicale. Dans la musique pop, tout de suite après Les Sinners – l’époque se préparait déjà – le punk et tout ce qui est devenu l’ultime réaction contre la musique pop, non seulement au niveau des accords et de la musique, mais au niveau des textes, de l’attitude, au niveau de l’éclatement, au niveau de l’iconoclasme socio-culturel, il a fallu que ça devienne vraiment flyé pour sortir des gonds. Nous on était vraiment à l’orée de ce changement socio-culturel énorme. »

 

Félix B.Desfossés

Félix B.Desfossés

Auteur, Journaliste, Rocker.

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