Les médias traditionnels se meurent officiellement depuis deux décennies bien comptées.
Une crise dans un premier temps économique – puis structurelle – au fil des empires qui se métamorphosent, se transfigurent et/ou s’effritent à la vitesse grand V. Le média traditionnel type est passé de l’explosion – celle qui éclabousse et pleure à gros sanglots sur la place publique – à l’implosion, sabordant ses propres élans en réfutant ses mutations technologiques, ses questionnements rhétoriques et les fondements philosophiques qui la tenaillent et menacent le cœur de son entreprise sur une base quotidienne.
Son épopée est passée de la frayeur aux larmes étranglées des premiers durs constats; des premiers effondrements à quelque chose d’une « fin annoncée »; de son mea culpa – en partie – à sa renaissance anticipée; et du passage d’une génération à l’aile plombée par l’amertume à sa relève qui peine à trouver un réel engouement, voire un simple intérêt, à l’égard dudit « plus beau métier du monde ».
Et le journaliste, conséquemment, peine à sortir la tête de l’eau et voir l’arc-en-ciel qui perce la grisaille. En 2013 et 2015, le site spécialisé CareerCast.com sur le marché de l’emploi aux États-Unis place le métier de journaliste de presse écrite en queue de liste des 200 meilleures et des pires métiers.
En sachant que la 198ième position appartient à celui du Militaire en zone de combat, l’étoile est loin de briller au grand firmament… Smell the magic? Not so much.
You’re from the 70’s, but I’m a 90’s bitch
Aujourd’hui, une armée de jeunes millénaires ne voit que dalle la lecture du journal comme passage obligé au rituel matinal, elle opère plutôt ses premiers coups de patte sur la multitude de plateformes sociales auxquelles elle souscrit. Donc, la presse traditionnelle se trouve au centre nerveux d’une crise sur la structure et l’idéologie qui lui plante son couteau en plein cœur.
La désuétude de son modèle économique n’est plus le facteur principal de son effondrement, c’est bel et bien sa vocation première qui est remise en question : En clair, pourquoi payer pour des informations que l’on peut trouver rapidement, auréolés de compléments, et gratuitement sur internet?
Et le journaliste, à défaut de sombrer dans l’oubli, doit se plier à un examen identitaire tout aussi probant. Où se positionne-t-il dans cette jungle en mode wifi qui rejette les modèles payants et à dans laquelle domine la surenchère d’informations secondaire se propageant de façon furtive et fulgurante, au fil des « tweet » qui se chevauchent? Comment réagir face à l’appétit insatiable des internautes et à la marchandisation des contenus? Quelle attitude doit-il adopter face à la concurrence des blogues ou des réseaux sociaux?
Le journaliste n’est plus le seul à raconter le monde, et le critique (son petit frère grincheux) n’est plus le seul à le réfléchir. Le tandem a définitivement perdu le monopole de l’information et c’est là le tournant majeur dans son histoire, tel qu’on l’explique actuellement. S’adapter, se muter, ou disparaître; l’ère numérique impose la réinvention pour que le journaliste survive.
Plusieurs grands médias enfourchent le pas au numérique et cherchent des pistes de solution tangibles. L’exemple de Rue89 en est un qui saute aux yeux.
En 2007, Rue89 fait figure d’ovni dans le paysage médiatique francophone avec des informations généralistes mais un ton souvent décalé, clairement à gauche, des articles écrits à la première personne, des sujets négligés ailleurs, et surtout une information à trois voix (journalistes, experts et internautes). Le tout sous la plume de 4 anciens journalistes de Libération.
En 2011, le Nouvel Observateur acquiert Rue89, ce qui fait sursauter quelques âmes « pures ». Et la suite ne fait que ternir l’histoire au début 2014, alors que Le Nouvel Obs, et par conséquent Rue89, sont rachetés par le groupe Le Monde.
Le tout se concluant en Rue89, qui devient l’annexe spécialisée en actualités numériques du Nouvel Obs en ligne. Dur coup pour une génération qui a voulu percevoir en Rue89 l’espoir d’un nouveau journalisme.
Plus près de nous, la palme du « grand pas vers l’avant » revient sans contredit à La Presse, devenue LaPresse+ sur le iPad, et ne conservant que son édition du samedi en « bon vieux » papier.
Le tournant se fait-il sans heurt? Certes pas. Est-ce que certaines plumes n’ont pu encaisser le tournant numérique anticipé? Manifestement. Cela dit, l’essentiel se fait dans une harmonie, somme toute, satisfaisante à court terme. Mais qu’en sera-t-il d’une édition gratuite quotidienne dans un moyen/long-terme? Rien n’est moins certain.
Lors de l’annonce de la fin de son édition papier, le président et éditeur Guy Crevier a alors affirmé que la version numérique – consultée par plus de 460 000 personnes chaque semaine – constituait un véhicule « beaucoup plus performant » que l’édition papier. Il soutenait toutefois que le modèle était « viable », sans nécessairement parler de rentabilité.
Manifestement, une histoire dont on est bien loin de tirer de grandes conclusions pour le moment.
Nous, les enfants du web
Né en 1981, Piotr Czerski est un poète, auteur, musicien, informaticien et blogueur polonais. Nous les enfants du web est son manifeste, publié en 2012, puis traduit dans plusieurs langues depuis. On se laisse sur un extrait :
Nous, les enfants du Web ; nous qui avons grandi avec Internet et sur Internet, nous sommes une génération qui correspond aux critères de ce qu’est une génération subversive. Nous n’avons pas vécu une nouvelle mode venue de la réalité, mais plutôt une métamorphose de cette réalité. Ce qui nous unit n’est pas un contexte culturel commun et limité, mais la conviction que le contexte est défini par ce que nous en faisons et qu’il dépend de notre libre choix.
Premièrement
Nous avons grandi avec Internet et sur Internet. Voilà ce qui nous rend différents.
Voilà ce qui rend la différence décisive, bien qu’étonnante selon notre point de vue: nous ne « surfons » pas et Internet n’est pas un « espace » ni un « espace virtuel ». Internet n’est pas pour nous une chose extérieure à la réalité mais en fait partie intégrante: une couche invisible mais toujours présente qui s’entrelace à notre environnement physique, une sorte de seconde peau
Participer à la vie culturelle n’est pas quelque chose d’extraordinaire pour nous : la culture globale est le socle de notre identité, plus important pour nous définir que les traditions, les récits historiques, le statut social, les ancêtres ou même la langue que nous utilisons.
Dans l’océan d’évènements culturels que nous propose Internet, nous choisissons ceux qui nous conviennent le mieux. Nous interagissons avec eux, nous en faisons des critiques, publions ces critiques sur des sites dédiés, qui à leur tour nous suggèrent d’autres albums, films ou jeux que nous pourrions aimer. Nous regardons des films, séries ou vidéos, que nous partageons avec nos proches ou des amis du monde entier (que parfois nous ne verrons peut-être jamais dans la vie réelle). C’est pourquoi nous avons le sentiment que notre culture devient à la fois individuelle et globale. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin d’y accéder librement (NdT: le mot polonais original, swobodnego, semble bien faire référence à la liberté et non la gratuité).
Cela ne signifie pas que nous exigions que tous les produits culturels nous soient accessibles sans frais, même si quand nous créons quelque chose, nous avons pris l’habitude de simplement et naturellement le diffuser. Nous comprenons que la créativité demande toujours des efforts et de l’investissement, et ce malgré la démocratisation des techniques de montage audio ou vidéo. Nous sommes prêts à payer, mais les énormes commissions que les distributeurs et intermédiaires demandent nous semblent de toute évidence exagérées. Pourquoi devrions-nous payer pour la distribution d’une information qui peut facilement et parfaitement être copiée sans aucune perte de qualité par rapport à l’original qui n’est en rien altéré par l’opération? Si nous ne faisons que transmettre l’information, nous voulons que le prix en soit adapté. Nous sommes prêts à payer plus, mais nous attendons en échange une valeur ajoutée : un emballage intéressant, un gadget, une meilleure qualité, la possibilité de regarder ici et maintenant, sans devoir attendre que le fichier soit téléchargé. Nous pouvons faire preuve de reconnaissance et nous voulons récompenser le créateur (depuis que l’argent a arrêté d’être sur papier pour devenir une suite de chiffres sur un écran, le paiement est devenu un acte d’échange symbolique qui suppose un bénéfice des deux cotés), mais les objectifs de vente des grandes sociétés ne nous intéressent pas pour autant. Ce n’est pas notre faute si leur activité n’a plus de sens sous sa forme traditionnelle, et qu’au lieu d’accepter le défi en essayant de proposer quelque chose de plus que nous ne pouvons pas obtenir gratuitement, ils ont décidé de défendre un modèle obsolète.
Texte intégral, traduit en français ici
Crise de légitimité
L’information subit donc une double dévalorisation : sur le marché publicitaire et dans l’esprit des internautes. Elle perd son statut de denrée rare puisqu’elle est disponible ici (partout), maintenant et gratuitement.
C’est la nature même de l’information qui est remise en cause. Le fait brut semble prévaloir sur le traitement et l’analyse. Quelques lignes factuelles suffisent désormais : quoi, où, quand, comment. Le « pourquoi » de l’équation de base du journalisme devient soudainement très facultatif pour les lecteurs qui souhaitent avant tout être informés, partager, et s’il y lieu commenter eux-mêmes l’actualité.
L’écosystème de l’information chavire, un constat amer pour le journalistes qui doit aussi faire face à une réduction de sa liberté d’action induite par un manque d’argent et à la relégation de l’information en simple contenu noyé dans la masse.
Ainsi, penchons-nous sur nos grands « mal-aimés » de l’intelligentsia made in QC, nos chers critiques. S’il ne m’effleurerait jamais l’idée de décourager un regard critique sur une proposition artistique quelle qu’elle soit, la notion de voix unique qui observe et pose un jugement est, à la lumière des propos susmentionnés, clairement désuète.
Et s’il en est, tel monsieur Gingras, éloquent critique de musique classique durant soixante-deux années (un exploit inconcevable de nos jours, va sans dire) pour condamner du revers de la main – « Le malheur est que n’importe qui s’improvise critique, et c’est accepté par des médias dirigés par des ignorants. C’est ça le problème, le problème de l’ignorance » – la polyphonie des voix qui s’élèvent sur autant de médiums, le fait est qu’il ne risque définitivement pas de freiner de si tôt. Bien au contraire.
En somme, à partir du moment où les voix qui s’expriment se décuplent, les lecteurs qui les reçoivent se multiplient avec autant, sinon plus de fulgurance.
Éric Scherer introduit le concept d’une « économie de l’attention ». Pour lui, l’ère numérique a entraîné une modification radicale des usages qui aboutit à un bouleversement du mode de circulation de l’information. Il ne s’agit plus d’une transmission latérale du journaliste vers le lecteur, mais d’un parcours multipolaire :
Ce n’est plus le one-to many qu’on connaissait bien. C’est le many-to-many. C’est la fragmentation de l’offre, la fragmentation des supports. La personnalisation, l’individualisation, la consommation à la carte plutôt que la consommation en menus. […] Dans une journée de seulement 24 heures, l’offre d’information est absolument surabondante et il va falloir attraper le lecteur pendant quelques minutes ou quelques heures, via les différents médias consultés. […] On pense que les contenus sont gratuits ; or ils ne sont pas si gratuits que cela parce que les gens payent avec le temps qu’ils passent sur les contenus des médias. Et c’est ce temps, ce « temps de cerveau disponible » que vous connaissez, que sont prêts à acheter les annonceurs.
Ainsi, dans un contexte de fragmentation et de déficit de l’attention toujours plus grands, les lecteurs ont tendance à vouloir simplement se tenir « au courant ».
On peut donc en déduire l’émergence d’une information à deux vitesses : La première, une info low cost du type journaux gratuits ou sites web alimentés par des reprises de dépêches d’agence et de communiqués de presse comme il s’en trouve une importante masse en ligne. Dans ces cas, c’est le grand public qui est visé avec des contenus peu chers à produire et avec un niveau d’exigence faible. La seconde, une info payante, plus experte et appuyée, et qui demande une plus-value.
Dans ce deuxième cas, exit donc le contenu générique pour ne garder que le nec plus du journalisme approfondi. Qui plus est, celui qui saura aller chercher son lecteur potentiel, l’entraîner avec lui vers ses écrits sur la forme, et soutenir son attention et assurer sa survie sur le fond. Le tout s’appuyant sur un résultat concret et quantifiable: le temps que l’on réussit à garder le lecteur « captif » sur un site, une page, un texte, lui qui évolue dans un perpétuel et tonitruant brouhaha et qui est gavé depuis sa tendre enfance au trouble de l’attention chronique.
C’est précisément cela que le publicitaire désire. Et c’est précisément à ce moment que le journaliste entre « en conversation » avec son lecteur.